Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 07:30

      

Notre première visite est consacrée à la rue du bazar. Un monde fou descend et remonte cette rue large d'une dizaine de mètres. Les échoppes surélevées, accessibles aux marchants par une petite échelle, s'alignent côte à côte sur toute sa longueur. L'importante foule est essentiellement composée d'hommes armés de vieux fusils et de cartouchières. La plupart porte le pakol. Le bazar est un lieu de rencontre. On y fait des affaires plus ou moins légales, tel le marché des pierres précieuses, des tapis Afghans, du haschisch, des armes et du sel. Les uns discutent au milieu de la rue, d'autres, perchés sur un banc comme les poules, les jambes repliées, regardent passer le temps. Ici tout à une valeur: les vieilles pièces de camions ou de fusils, les vieux outils, la tôle, les reliques de chaussures et les boites de conserve vides qui seront transformées pour une toute autre utilisation.

En bas, au coin de la place, il y a l'agence qui vend les billets d'avion pour Peshawar. En effet, au nord de Chitral, il y a un tout petit aéroport desservi deux fois par semaine. Mais, bien souvent le temps est couvert en haute montagne et l'avion ne vient que si le ciel est parfaitement dégagé.

Alors que nous passons dans le quartier, deux policiers nous demandent de les suivre jusqu'au poste situé à deux pas d'ici. Nos passeports y sont vérifiés et le "super-intendant" du bureau griffe une page et y inscrit en anglais "arrivée par la route le 20/09/68". Tous les déplacements des étrangers doivent être signalés aux autorités du lieu afin qu'une trace de leur passage puisse être retrouvée en cas de disparition ou d'enlèvement.

A l'hôtel, le boy est aux petits soins avec nous. Cela fait parti de son travail qui ne s'arrête pas là. Toute la journée, il court faire les courses, sert le thé et les repas, fait le ménage et le nettoyage dans les chambres. Il est bien sympa et nous le taquinons quelques fois, ce qui n'est pas sans lui déplaire. Dans la matinée, tout le monde farniente un peu. Elisabeth lit beaucoup, les autres se reposent. Moi, j'écris ou je raccommode mes précieux vêtements qui s'usent beaucoup. J'y prête une attention toute particulière car je dois les porter encore plusieurs mois. Vers onze heures, je pars seul découvrir les extérieurs de Chitral. Je vais à la recherche de noix et de grenades qui font mon repas de midi. Ainsi, je suis un peu plus indépendant d'Hubert et d'Elisabeth. L'après-midi est souvent consacré au bazar.


La nuit tombe de bonne heure. A cinq heures du soir, les rues se vident soudainement et la lueur des lampes à huile se met à danser derrière les fenêtres. Les gens se couchent très tôt mais dès l'aube, ils arpentent déjà les maïs.

Certains soirs, Hubert me paye un frie eggs ou du riz avec une cuisse de poulet servi dans la chambre. Un jour, en fin de souper, une douce mélodie parvient dans notre pièce par la fenêtre entrebâillée. C'est une complainte qui semble nous appeler. La curiosité nous conduit au travers des rues désertes. L'obscurité y est complète. A tâtons, nous nous dirigeons jusqu'à la lueur d'une bâtisse dont la porte est entrouverte. Tendant la tête à l'intérieur, nous découvrons une grande pièce mal éclairée. Des hommes, assis en cercle à même la terre battue, écoute un conteur. Accompagné d'un musicien, il raconte le temps passé. Un des personnages nous aperçoit et nous invite à compléter le cercle. Chacun s'exécute. La musique ne s'est pas interrompue et je vois la flamme de la lampe qui fait danser les ombres sur les murs. Une fumée épaisse forme des vagues au-dessus de nos têtes, un shilum de haschich passe inlassablement de main en main. Notre musicien joue admirablement bien de la cithare pakistanaise. Chacun se laisse bercer par la complainte interminable de l'aïeul qui ne s'arrêtera que lorsque la lampe à huile donnera des signes de fatigue. La vallée de Chitral produit un haschich très renommé. Sa qualité lui permet même d'être estampillée par le district. Des fumeries comme celles-ci sont organisées à l'intérieur de chaque village.


 

Un jour, avec Michel, nous décidons d'aller à pied en excursion sur la piste de Gilguit dans le nord de Chitral. Nous remontrons la rivière en marchant une journée entière et reviendrons le lendemain. Les sacs à dos sont laissés au Tirich Mir et nous partons sans un sou.

 

411105_293454600750957_1963388280_o.jpg

Le temps est beau et chaud, la piste longe les eaux bleues de la Chitral. Le fond de la vallée aux sols alluvionnaires est très fertile. L'irrigation réalisée autour des villages permet là aussi la culture en espalier du riz et du maïs. De temps en temps nous croisons une caravane de mules et de chevaux. Difficilement accessible par un autre moyen, la région proche de la frontière afghane, russe, indienne et chinoise, n'est soumise à aucun contrôle. Des familles entières vivent ainsi de la contrebande, allant ravitailler le bazar de Chitral et de Dir. Les mules, chargées de tissus, d'épices et d'armes, transportent aussi les femmes et les enfants en bas âges sans oublier les poules qui se tiennent en équilibre là où il reste de la place. Les hommes, aux traits durcis par le climat, portent le couteau au ceinturon et le fusil dans le dos. Un chien teigneux arpente sans cesse la tête et la queue du convoi.


Un village est atteint au détour d'un pont. Ecrasé par un soleil de plomb, il semble endormi, pas âme qui vive, pas un bruit. Nous profitons de l'ombre d'un énorme noyer pour nous reposer. Chacune des maisons est entourée d'un mur en pisé, un grenadier ou un figuier préservant de sa fraïcheur le côté le plus ensoleillé. Apparemment, c'est l'heure de la sieste sauf pour un âne qui brait à qui veut bien l'entendre. Nous ressortons du village ni vu ni connu en cassant quelques noix qui feront notre repas.

Continuant notre chemin, nous passons au pied d'une monumentale forteresse qui permet aux gens du village voisin de se retirer en cas de conflits tribaux. Un peu plus loin, au milieu d'une steppe, le seigneur est à la chasse. Droit sur son magnifique cheval et coiffé d'un grand turban noir retombant sur les reins, il tient au bout de son bras un bel oiseau de proie qu'il "décasquera" à la vue du gibier.


Après deux heures de marche, alors que la route se rapproche de la Chitral et du village de Buni, nous rencontrons trois ou quatre pathans occupés à discuter sur le bord de la rive. L'un d'entre eux, un géant d'un mètre quatre-vingt-dix a son chalouar tout trempé et tient à la main une perche de trois mètres.

- Come my dear, come my dear>>, nous dit-il.

Arrivé à sa hauteur, il nous explique que le pont qui mène au village de l'autre côté du torrent à été emporté par les eaux au printemps. Nous comprenons bien qu'il veuille nous faire traverser mais ce n'est pas tout à fait notre intention. Malgré tout, la nuit va bientôt tomber et il serait plus prudent d'aller dormir au village. Et puis, l'homme se veut pressant et nous conseille de ne pas continuer.

Michel retrousse son pantalon et grimpe le premier sur ses épaules. L'homme s'apprête à entrer dans l'eau glacée du torrent. Le courant est rapide et le lit extrêmement glissant. En aval de la traversée, une corde est tendue d'une rive à l'autre. Elle sert de "sécurité" au cas où le transport se passerait mal. Pénétrant doucement dans l'eau, le passeur s'appuie sur sa longue perche et cherche à caler ses pieds nus contre les galets du fond. L'eau arrive maintenant au niveau de ses épaules puis de son menton. C'est paralysé que je regarde la scène. Dire que mon tour approche. Un attroupement se forme autour de Michel dès son arrivée sur l'autre berge. J'aperçois le passeur refaire la traversée à vide qui se déplace plus facilement. Au fur et à mesure qu'il se rapproche, j'ai les jambes qui flageolent.

D'un coup de reins, il soulève mes cinquante kilos et l'épouvantable galère commence. Je n'ai d'yeux que pour la corde. Pourvu que je puisse l'attraper si nous glissons ou si la perche venait à se rompre!

La traversée fait bien cinquante mètres et dure plus de vingt minutes! L'eau m'atteint les cuisses, puis les fesses. Je me cramponne à son menton qui touche la surface. Je sens parfois un déséquilibre et les battements de mon coeur s'accélérer. Arc-bouté sur sa perche, l'homme s'arrête, reprend de l'assurance et imperturbablement continue sa marche sans prononcer une seule parole. Peu après le milieu du torrent, le tirant d'eau diminue en même temps que la profondeur. La démarche est plus aisée mais je reste vigilant tant que je n'ai pas posé le pied à terre. Encore cinq bonnes minutes et tel Bacchus sortant de l'eau notre passeur me dépose sur l'autre rive.

A cet instant, l'homme nous réclame son dû ce que nous n'avions pas prévu. La discussion va bon train car nous n'avons aucune roupie à lui donner. Ce pauvre diable le mérite pourtant bien et nous en sommes tous les deux confus. Pensant que l'on se moque, la colère le prend et attire à lui une horde de moudjahidins armés jusqu'aux dents. Chacun veut se mêler de l'affaire. Je prends peur. Bien que sincères, personne n'a l'air de nous croire et je sens la pression montée. Nous sommes presque chahutés. Je vois quelques fusils passés de l'épaule aux mains. Je sens que ça va mal se terminer. Notre comportement n'est pas apprécié. Michel qui n'en mène pas plus large que moi pense que l'on ne ressortira jamais vivant de notre nasse. Dans quel pétrin on a pu se mettre, bon sang de bon sang !

J'ai l'idée de retourner les poches de mon pantalon, imité par Michel. Chacun peut constater que la vérité est dite et la colère retombe un peu. Nous sommes conduits au petit caravansérail du village. Un moudjahidin nous explique que nous allons passer la nuit ici et que dès l'aube le passeur viendra nous chercher pour retraverser le torrent.

Et bien, ça va mieux! J'ai cru que notre dernier quart d'heure avait sonné. Un modeste repas nous est servi sur une table extérieure. Nous parlons du malentendu que l'on aurait pu éviter si nous avions eu quelques roupies. La nuit tombe brusquement. Un charpoïs est mis à notre disposition. Allongé à la belle étoile je trouve difficilement le sommeil.


Chose promise, chose due. Au petit matin, Bacchus nous raccompagne sur l'autre rive. Nous ne savons comment le remercier. C'est vraiment confus que nous reprenons le long chemin pour Chitral.

Au passage d'un hameau, un brave homme et sa femme nous invitent humblement dans leur demeure. Deux ou trois poules sont chassées de la yourte ronde. Nous sommes conviés à nous asseoir au sol. La pièce est presque vide. De la vaisselle dans un coin, un lit de corde dans un autre et un fourneau au milieu meublent la pièce. La conversation est difficile mais très cordiale. La femme nous sert un thé, voilà qui va nous faire du bien. Il est brûlant. En tournant la cuillère, je devine un soupçon de mousse à la surface. Le bol en bois est porté à hauteur de la bouche et deux ou trois mots d'amabilité sont prononcés. C'est Michel, qui de nous deux, avale la première gorgée. Quelle horreur! Le thé est salé. La politesse doit être rendue, il ne serait pas correct de ne pas apprécier et il esquisse un sourire. Je fais de même. Le thé n'est déjà pas ma "tasse de thé" mais salé, c'est l'enfer. A la première gorgée, j'ai l'estomac qui me remonte au niveau des amygdales. Nouveau sourire, nouvelle lampée, je ne tiens plus, je vais gerber au milieu de la yourte. Avec beaucoup de volonté, nous parvenons pratiquement à vider notre bol mais quel frisson! Nous remercions et saluons nos hôtes sans plus attendre. J'ai hâte de manger une noix qui facilitera à faire passer ce vilain goût.



Partager cet article
Repost0

commentaires